CHAPITRE III

 

 

 

Les paroles de Luxif A. D. mirent longtemps à faire leur effet dans la conscience de Matom. Pendant tout le trajet du retour, il demeura affalé dans le siège mou de sa navette, suivant d’un regard vide la danse lumineuse du voyant de contrôle sur l’écran ovale du pilotage automatique. Le soir était tombé sur ce secteur de Vataïr. La ville, de chaque côté du réseau de rampes de téléguidage, éclatait en mille couleurs, mille et mille lumières. Cela formait, sur le cockpit de la navette, une suite ininterrompue d’éclatements, de griffures silencieuses et colorées. Et c’était à peu près, dans le crâne de Matom, le même feu d’artifice…

Au trois cent deuxième étage du building Canatès & Cie, Secteur 3421, Section A 400 87, Matom traversa un long couloir au revêtement de sol usé, croisa deux Nissios qu’il salua distraitement, s’arrêta finalement devant une porte sur laquelle était écrit son nom. Il dit à haute voix :

— Matom Y. X.

Et la porte s’ouvrit pour le laisser passer. Puis elle se referma. Il fit un pas : les lumières s’allumèrent.

Matom traversa la vaste et unique pièce de son appartement, s’arrêta devant le distrib de boisson vitaminée et glissa une pièce de dix solts dans l’appareil.

— Orange, citron, tomate, alcool blanc, dugwest, récita la machine.

— Dugwest, dit Matom.

Il attendit deux secondes, puis saisit nerveusement le gobelet empli d’un liquide ambré que lui tendait la machine.

— Merci, dit le distrib de sa voix enregistrée. Cette boisson vous est offerte par la Compagnie Canatès & Cie.

Ça va, dit mollement Matom. Ferme ta sacrée grande gueule…

Il parlait volontiers aux machines – surtout lorsque celles-ci n’étaient pas conçues pour fournir de réponses – et il était généralement grossier. C’était une sorte de tic. S’il était nerveux, ou quelque chose d’approchant, il était capable de se payer d’interminables discussions très ordurières avec des distribs ou des appareils téléphoniques. Et il en sortait soulagé.

Il n’y avait d’ailleurs vraiment pas de quoi s’étonner du fait, car une Compagnie avait même mis sur le marché un appareil spécialement programmé pour recevoir des insultes et se faire engueuler. Des tas de gens s’étaient abonnés à cette histoire et, depuis cette mise en fonctions, on avait remarqué que le pourcentage des agressions dans les lieux publics avait considérablement baissé. Parfaitement.

Matom retraversa la pièce, se laissa aller dans le creux d’un fauteuil. Il tenait son verre d’une main, de l’autre la chemise qui contenait les instructions et coordonnées pour ce prochain safari. Il posa la chemise à côté de lui, sur le large bras du fauteuil, porta le verre à ses lèvres et avala une gorgée. Il trouva au dugwest un goût amer ; ce n’était pas la première fois, et il se promettait toujours de faire une réclamation à la Compagnie de l’immeuble.

Il ferait cette réclamation. Plus tard. Ce n’était pas important.

L’important, c’était cette histoire merdique de la Compagnie de Diffusion des Plaisirs, cette histoire de Loherts et de safari-test. Ça, c’était autre chose qu’un dugwest pourri au goût amer.

Matom sirota le contenu de son verre tout en réfléchissant. Quand il s’y mettait, il était capable de réfléchir rudement vite et fort, ce qui prouve bien que cette capacité n’a rien à voir avec l’habitude. Il buvait à petites gorgées et grimaçait à chaque fois. Si on laisse de côté ces mimiques instinctives, son visage avait la raideur d’un marbre pur. Ses yeux cillaient toutes les trente secondes ou à peine davantage.

Au bout d’un grand moment, Matom reposa son verre vide sur l’accoudoir de droite du fauteuil et il laissa fuser un long soupir de soulagement. Sur les traits durs et réguliers de son visage descendit une expression apaisée. Il avait réfléchi.

Il avait fait le tri dans ses idées et il savait.

Les propos tenus par A. D. n’étaient certainement pas exagérés et, à la réflexion, les Loherts pouvaient bel et bien constituer une menace pour les autres familles vatayéennes, à plus ou moins long terme, s’ils se mettaient un jour dans la tête des idées de suprématie quelconque. Leur sacrée intelligence pouvait très bien leur faire concevoir les valeurs humaines jusqu’alors admises et respectées sous un angle tout à fait différent. Ces types dont le plaisir était programmé génétiquement…

Parole ! Il n’y avait pas trente-six solutions, du moins dans l’immédiat, en ce qui concernait Matom et, par extension, la Compagnie qui l’employait. Une seule solution, par l’Espace ! C’était de chouchouter royalement ce sacré observateur lohert ; c’était lui prouver que les safaris n’étaient pas une source de dangers, et d’une, et occasionnellement lui faire connaître des sensations agréables que tous ses gènes pourris contenus dans ses chromosomes pourris de super-crack n’étaient pas capables de lui fournir. Des sensations qui naîtraient de l’expérience seule, du contact avec les événements extérieurs et que les généticiens pourris n’avaient pas été de taille à imaginer. Voilà. Et de deux.

— Il va voir ça ! murmura Matom à haute voix.

Pour ce qui est des sensations nouvelles et de ses aptitudes à émoustiller la corde sensible d’un Lohert, il n’était sûr de rien, en vérité. Quant à prouver par A plus B que les safaris organisés par la C. D. P. n’étaient pas source de danger gratuit, alors là… il en faisait son affaire.

Il avait vingt-deux safaris sur les épaules, jusqu’à présent. Vingt-deux fichues expéditions de chasses aux sierks, vingt-deux battues phénoménales dans les montagnes et les forêts de la planète D’om. Et pas de casse. Il emmenait tant de clients et il en ramenait tant. Le compte exact. Tous satisfaits, en plus. Foutrement satisfaits.

Alors, pourquoi se faire de la bile ?

Il allait étudier un parcours connu. Une zone de chasse dans laquelle il avait déjà traîné ses bottes ; une zone qu’il connaissait bien. Oui, il allait faire ça, afin de minimiser les risques le plus possible… Il découvrirait d’autres paysages plus tard. Il aurait tout le temps… Pas vrai ? Ce qui comptait, c’était que cette battue-là marche au quart de poil, afin que d’autres suivent… et il n’aurait pas éternellement à prendre autant de précautions.

Il se leva, remit une pièce de dix solts dans le distrib de boisson mais, cette fois, choisit un verre d’alcool blanc.

— Merci, dit le distrib. Cette boisson vous est offerte…

Matom hocha la tête, le sourire aux lèvres. Il dit, considérant la machine :

— Tu n’es qu’une sacrée machine sans un gramme de cervelle.

Il but une gorgée et se mit à arpenter la pièce.

— Une sacrée saloperie de machine sans cervelle, ouais !… Et tu vas voir ce que tu vas voir ! Tu vas voir ce qu’on est capable de faire quand on a de la cervelle. Ne serait-ce qu’une pauvre petite couillonne cervelle de Matom, face au génie d’un super-supercrack de Lohert. Tu vas voir ça, je te le dis…

Il faisait de grands gestes, tout en parlant, et se promenait dans tous les sens à travers la pièce. Il aurait pu faire penser à ces mouches que l’on attrape sous des bocaux de verre – à la seule différence que son appartement n’était pas de verre, mais parfaitement opaque – et qu’on entend vrombir comme de sacrées petites scies métalliques.

— Qu’est-ce que je suis, hein ? Je suis un Matom. Je suis Matom Y. X. et on m’appelle Joll quand je suis en safari. Voilà ce que je suis : un Maître Chasseur. Mais, au départ, hein, au départ… qu’est-ce que j’étais, sacré Espace Noir, au départ ? J’étais un Matom comme des millions d’autres. De ceux qui ont servi à faire des soldats de défense ou des presse-boutons dans quelque foutrerie de bureau. Ouais !… Et je suis devenu un Maître Chasseur. Sur tests. Comme ça. Parce que les machines qui ont des cerveaux ont trouvé que j’avais les aptitudes requises. Ouais. Je l’ai prouvé, tu entends, distrib à la con ? Je l’ai sacrément prouvé, et ça rien qu’avec mon petit cerveau de minus. Ce petit cerveau-là, il va shaker l’autre supercerveau de Lohert dans les grandes largeurs ! il va le shaker comme c’est à peine permis d’être shaké, je te le dis, du lobe occipital, jusqu’aux fesses !

Il s’énervait et s’excitait de plus en plus. Ses yeux brillaient. Plus il s’énervait, plus il était certain de son fait, et sûr de ramener sur Vataïr un Lohert conquis.

— Tu vois, dit-il, brandissant son index tendu en direction du distrib silencieux (parole, il parlait à la machine comme à une personne vivante) tu vois, eh bien ! ce petit cerveau de minable Matom, ce sacré petit cerveau mou que j’ai là dans mon crâne… tu sais ce qu’il a déjà fait, ce petit volume de rien ? (Il se tapotait le crâne avec le fond de son verre en carton.) Il m’a fait sortir du rang, parfaitement. Il a fait que j’ai acquis une position sociale enviée. C’est sacrément vrai. Je ne suis plus un des millions de Matoms qu’on rencontre sur les mondes habités des quatre Univers connus. Je suis Matom Y. X. et il y a de plus en plus de sacrés gens pour connaître mon nom. Voilà. Je vivais en appartement commun, hein, avec cinquante ou cent millions d’autres types ? O. K. ! Regarde, j’ai maintenant un appartement particulier, dans lequel je m’emmerde un peu, mais c’est bien quand même. C’est à moi. C’est moi qui vis là-dedans et pas un autre. J’ai une porte à mon nom qui n’obéit qu’à ma voix.

Il se tut soudainement et regarda la machine inerte comme s’il ne l’avait pas encore vue jusqu’alors. Au bout de quelques secondes, il cessa d’avoir l’air ahuri, hocha la tête et acheva d’un trait l’alcool qui emplissait son verre. Il sourit, retourna s’asseoir dans le fauteuil, demeura ainsi un moment, puis reprit, mais d’une voix beaucoup plus calme :

— Et, au retour de cette battue-là, avec mon Lohert conquis sous le bras, je leur dirai : voilà le travail, messieurs. C’est un boulot signé Matom Y. X… Ou bien peut-être que je leur dirai : c’est signé Joll. Joll, c’est un nom unique. Personne d’autre pour le porter. Je leur dirai ça. J’aurai un autre appartement, du côté de Dirig Quartier. Avec des fenêtres grandes comme ça, et tout… Ce merveilleux vieux con d’A. D. l’a dit. Il a parlé au nom de la Compagnie. Il a dit qu’ils ne pourraient rien me refuser… Il l’a dit.

Matom se tut. Durant de longues minutes, il rêva. Et puis il se leva, emporta la chemise plastifiée et s’installa à sa table de travail. Il prit connaissance des clients. Ensuite, il sortit les cartes de D’om et se mit à étudier soigneusement le parcours de la chasse, se référant aux notes qu’il avait prises lors de précédentes expéditions.

Ce travail l’amena fort tard dans la nuit. Quand il eut terminé, il marcha jusqu’au distrib alimentaire et se composa un rapide repas. Il mangea en silence, sans s’énerver. Puis il se coucha. Il brancha le fil de son skaïr sur l’embout d’électrode qui jaillissait de ses cheveux flous, au sommet de son crâne, régla au boîtier la dose sur quatre minutes. Enclencha le bouton-poussoir et s’écroula, inconscient, noyé dans une énorme vague de plaisir réparateur…

 

*

* *

 

Matom quitta son appartement du 302e étage de l’immeuble de la Compagnie Canatès, Secteur 3421, Section A 400 87, dans les premières heures du matin. Il grimpa dans sa navette, tenant sous le bras une serviette bourrée d’indications et de notes pour l’expédition, et mit le cap sur une des dix-sept Voies Rapides qui devait le mener au port « longues distances » du Secteur. Il se sentait en parfaite forme physique et morale.

Quelques minutes plus tard, il arrivait à destination. Il laissa la navette dans un parking magnétique et continua son chemin à pied.

Les halls d’accès grouillaient de monde. Equipages de vaisseaux, personnel au sol, voyageurs en partance pour quelque planète lointaine de la Grande Union, voyageurs débarquant sur Vataïr et dont les visages portaient encore les marques de la fatigue causée par les plongées en hyperespace… Une foule énorme, vivement colorée, qui se pressait et grouillait comme une colonie de stuups, dans le bruit des conversations hachées et des appels.

Un grand nombre de personnes qui croisaient Matom devaient le reconnaître et se retournaient sur son passage. Il portait cette combinaison voyante, spéciale, des Maîtres Chasseurs, avec le sigle de la C. D. P., grand comme ça, sur la poitrine et dans le dos. Tous ces sourires, ces regards admiratifs n’étaient pas pour déplaire à Matom, qui avait d’ailleurs négligé d’emprunter un claque-fesses. Si quelque graphique indiscret avait suivi l’évolution de son moral, après ce bain de foule, la flèche du tracé aurait crevé net le plafond, au terme d’une ascension fulgurante. Finalement, Matom était un curieux individu.

Une demi-heure plus tard, Matom pénétrait sur la grande aire de départ centrale de la C. D. P. Une vingtaine de vaisseaux – ils appartenaient tous à la Compagnie – attendaient sagement. Les équipes d’entretien et les robots de surveillance s’agitaient efficacement autour des monstres. Matom prouva son identité, reçut d’un cyborg mafflu l’autorisation de passage et se dirigea vers la haute carcasse luisante du Laham. Il passa une grande partie de la matinée à discuter ici et là, avec les membres du personnel d’entretien.

Un peu avant le milieu du jour, il rencontra l’équipage et déjeuna avec le commandant. Ils parlèrent des expéditions précédentes, puis de la prochaine. Le commandant, Ni-Huin O. B., essaya de lui promettre monts et merveilles en échange d’un sierk vivant qu’il voulait apprivoiser.

Certains Maîtres Chasseurs avaient ramené des animaux vivants, à ce que l’on disait… Mais c’était un jeu que Matom ne voulait pas jouer. Surtout pas tout de suite, et dans cette expédition-là. Il ne dit rien à Ni-Huin O. B. des consignes particulières qu’il avait reçues et ne parla pas davantage de la présence à bord d’un observateur lohert. La chose devait être tenue secrète : c’était écrit en toutes lettres sur ses notes de service.

Ils parlèrent de ces sacrés animaux – les sierks – très longuement. Matom prétexta qu’il ne voulait pas risquer la vie d’un de ses clients, ou celle d’un membre de l’équipe, en essayant de capturer vivant un de ces fauves. « Ces salauds, dit-il, sont sacrément capables de se défendre, quand ils s’y mettent… » Le commandant abandonna son idée fixe. Pas tellement heureux, mais il abandonna.

Dans l’après-midi, Matom retrouva ses Chasseurs. Le contact fut immédiat et ils ne s’étaient pas retrouvés depuis trente secondes qu’ils s’appelaient déjà par leurs noms de chasse. Pour Matom, c’était un peu comme s’il avait quitté Vataïr : il n’était plus là, mais dans les forêts denses de D’om.

L’équipe semblait en forme. Le physique n’avait pas trop souffert de la période d’inactivité sur Vataïr, quant au moral, il planait aux alentours du beau fixe. Ce serait une belle battue, ils en étaient certains. Une battue de plus, et qui rehausserait encore le prestige de leur chef, rejaillissant normalement sur chacun d’eux. Ils étaient rudement fiers d’appartenir à l’équipe de Matom Y. X.

A un moment, Matom isola Matom E. F. (ou Lover). Il posa sur lui un regard franc et droit, que l’autre ne chercha point à éviter. Matom dit :

— On a dû vous distribuer à tous des skaïrs préalablement réglés, non ?

— Oui, dit Lover.

Il eut comme une amorce de sourire amer.

— Tu ne te serviras que de ce boîtier, n’est-ce pas ? dit Matom. Pas question d’emporter un machin trafiqué, comme la dernière fois. D’accord ?

Pour toute réponse, Lover eut un acquiescement de la tête silencieux.

— Ecoute-moi bien, dit Matom. Au retour de la dernière battue, j’ai rédigé un rapport sur toi, comme je dois le faire… Il se trouve que cette expédition d’aujourd’hui a été décidée rapidement, plus rapidement que prévu. Ils n’ont pas lu ce rapport, et c’est pourquoi tu es là en cet instant. Tu comprends ?

— Qu’est-ce que j’ai fait ? essaya d’ergoter Lover.

Ce qui énerva Matom, mais il fit un effort pour se contenir. Il dit, à peu près calmement :

— Ne m’oblige pas à te le répéter ici et en ce moment, Lover. Tu n’as peut-être rien fait de mal, je veux dire que tes conneries n’ont pas eu de conséquences fâcheuses, mais ce n’est certainement pas ta faute ! Tu as simplement passé trois semaines sur D’om à te shaker sans arrêt, perpétuellement branché sur tes sacrés boîtiers skaïrs trafiqués ! Complètement drogué par ce plaisir illégal de merde, au point qu’on ne pouvait plus compter sur toi, régulièrement, quatre ou cinq heures par jour ! Tu appelles ça « ne rien faire », sans doute ?

Lover baissa la tête rapidement. Puis la releva. Il avait un petit air crâne qui était probablement destiné à la galerie et Matom ne se laissa nullement impressionner. Il reprit :

— Ecoute-moi, Lover. Cette fois-ci, nous avons tous les mêmes skaïrs et je ne te conseille pas d’en embarquer d’autres de ta sacrée fabrication, ou même si ce n’est pas toi qui les trafiques, je ne veux pas savoir d’où sortent ces engins, et je m’en fous. Ce que je te recommande, c’est de te tenir peinard pour cette battue. Très peinard. Exemplaire, comme qui dirait. Tu comprends ça ?

— Ne râlez pas, glissa Lover entre ses lèvres. Il n’y a pas à…

Matom fit exactement comme s’il n’avait rien entendu et continua sur sa lancée :

— Tu as tout à gagner dans cette histoire, Lover. Exemple : tu fais encore le con, sans te soucier de mes recommandations. Bon. Ce que tu gagnes, c’est que tu te fais sacquer au retour sur Vataïr. Ça, je peux te le promettre. Quelque chose de net et de carré. Tu te fais sacquer et tu te retrouves dans un appartement collectif de série Z, si tu vois ce que je veux dire. Fini le régime spécial des Chasseurs. Même qu’ils pourront te coller dans un centre de désintoxication pour une période. Tu vois ça ? Bon. Deuxième exemple : tu te tiens peinard, et tu fais ton travail, en utilisant très calmement, très raisonnablement ton skaïr. Alors là, au retour, je passe l’éponge sur ce dernier rapport. Je l’annule et je te passe de la pommade, je note ta bonne volonté, je glorifie ta conduite exemplaire, quitte à en rajouter un peu si tu le mérites vraiment. Tu as quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de garder ton poste au sein de l’équipe. Voilà.

Tout au long du discours, il n’avait pas quitté Lover des yeux une seconde, et il l’avait vu pâlir au fur et à mesure. Ce dernier finit par abandonner son petit sourire pisseux. Il hocha la tête, acquiesçant fermement.

— D’accord, dit-il, d’accord. Vous pouvez compter sur moi, chef. Vous pouvez.

— J’y compte, effectivement, dit Matom.

Il envoya une bourrade amicale sur l’épaule de Lover et s’éloigna. Il était totalement satisfait.

 

Et ce fut le soir. Ce fut, comme c’était le cas avant chaque départ, la présentation de l’équipe de chasse aux clients. La rencontre eut lieu dans une petite salle attenante au mess des équipages volants.

Ils étaient quinze, disséminés dans la salle, devisant tranquillement, lorsque Matom et son équipe entrèrent.

Matom repéra immédiatement le Nissio, dont le teint offrait trois ou quatre pigmentations différentes. Son regard glissa rapidement sur les autres, s’arrêta finalement, l’espace d’une fraction de seconde, sur le Lohert. Il était là, le salaud ! Un type de taille moyenne, au corps souple et gracieux – et même la lourde combinaison de voyage ne parvenait pas à atténuer cette impression générale de sveltesse. Une peau légèrement cuivrée, un visage aux traits délicats et fins. Il avait une chevelure imposante, très noire et longue – rien à voir avec les duvets floconneux des autres modèles.

A première vue, il ne paraissait nullement dangereux. Ni dur, ni rien. Au contraire. Son visage n’était pas gelé dans cette expression hautaine habituelle, comme c’est souvent le cas pour les Loherts. « Ils l’ont bien choisi, le salaud », grogna intérieurement Matom.

Et puis il se composa un de ses plus beaux sourires et commença son speech.

— Au nom de la Compagnie de Diffusion des Plaisirs, permettez-moi, chers clients, de vous souhaiter la bienvenue.

Il expliqua qu’ils allaient s’envoler à bord du Laham, qui était un vaisseau super-shak, etc. Il leur parla de D’om, cette fameuse planète sur laquelle ils allaient se reposer et prendre du plaisir pendant un fameux moment. Il leur parla des sierks et de la manière qu’il avait mise au point pour les chasser. Il leur parla de leurs armes, qu’ils trouveraient à bord et de tout un tas de trucs incroyables.

C’étaient de bons clients bien disciplinés ; ils ingurgitèrent tout ce qu’il racontait sans l’interrompre une seule fois. Il leur dit aussi que la tradition voulait que, en partie de chasse, les clients appellent chaque membre de l’équipe de chasse par un nom propre, et il donna ces noms. Il donna le sien aussi – Joll – et il les fit répéter. C’était extra. Même le Lohert ânonna les noms, comme tous.

Cette conférence dura un fameux moment, car Matom, Joll Matom était particulièrement en forme. Lorsqu’il eut terminé, Chasseurs et clients se mêlèrent afin de faire mieux connaissance.

Et le premier client sur lequel tomba Joll Matom fut précisément ce Lohert au visage gracieux.

Il souriait. L’air parfaitement aimable et tout. Il alla même jusqu’à tendre la main, et Joll Matom la serra tout en essayant lui aussi de se forger un sourire potable. Cette espèce de petite confrontation dura quelques secondes, et Matom eut soudainement l’impression que l’autre se foutait de sa gueule. Poliment, tout ce qu’on veut, mais n’empêche…

— Matom Y. X., dit soudainement le Lohert à mi-voix (une de ces voix toute douce et suave, et tout le machin, qui vous enveloppe et vous entraîne comme dans une sacrée vague de miel haute comme ça), Matom Y. X., je sais qu’on vous a expliqué la raison de ma présence.

— Comment cela ? s’étonna Matom avec un art parfait.

L’autre accentua son sourire et le miel de sa voix se fit plus liquide et doré encore.

— Je sais aussi que vous avez reçu la consigne de n’en rien divulguer. Vous êtes malin, Matom, et je le sais. Cependant, moi-même, je voudrais appuyer personnellement cet ordre du silence. Ne divulguez à personne la vraie raison de ma présence. Pour tous, et bien qu’ils sachent que ma constitution me met à l’abri des recherches de plaisirs extérieurs, je suis accepté. En tant que simple petit curieux, vous comprendrez que la divulgation des véritables raisons de ma présence parmi vous risquerait de fausser l’expérience. N’est-ce pas, Matom Y. X. ?

— Je suis désolé, dit Matom. Désolé, vraiment, mais je ne vois pas ce que vous voulez dire. Si vous voulez m’expliquer.

Le Lohert sourit encore.

— C’est parfait, dit-il. Vous savez obéir à un ordre. C’est tout ce que je demande, Matom.

Il s’éloigna de sa démarche souple et se joignit à un groupe de Chasseurs et de clients qui discutaient passionnément.

Il y eut comme une petite fêlure dans la bonne humeur de Matom. Ce sacré Lohert n’avait pas perdu une seconde pour jouer cartes sur table et, dès à présent, Matom savait à quoi s’en tenir. L’examen commençait avant même qu’ils soient montés dans le vaisseau.

Il égrena mentalement un long, très long chapelet de jurons.